dimanche 2 octobre 2011

Actualités


Peu de nouvelles sur ce blog, l'actualité étant calme (un article sur la photo de l'Hôtel de l'Univers dans The New Yorker, un commentaire de Michel Crépu dans son essai sur Chateaubriand...).

Mais de nouvelles recherches sont en cours, tant sur la photo que sur l'iconographie de Rimbaud, elles s'avèrent fructueuses... (à suivre).

Il semble que l’identification de personnages célèbres soit  d’actualité, en notre époque vorace d’images. Outre Rimbaud, deux artistes on ne peut plus mythiques, Shakespeare et Van Gogh, font l’objet de découvertes iconographiques.

La prestigieuse Pierpont Morgan Library, à New-York, vient de présenter une exposition consacrée à la récente découverte du plus ancien portrait connu de Shakespeare : « The Changing face of William Shakespeare ».

Les spécialistes de Van Gogh ont pour leur part réexaminé les autoportraits de Van Gogh : certains représenteraient en fait Théo, son frère. Les pièces du dossier sont présentées dans une exposition intitulée, « Van Gogh, New perspectives ». Le débat se concentre sur des détails comme la forme des oreilles, et le Musée Van Gogh invite le public à donner son avis.


A lire, une étude très intéressante sur les portraits de Balzac, parue en 1999 dans Etudes photographiques (Nicolas Derville, Honoré de Balzac : une autre image). Etudiant une photographie où pourrait apparaître Balzac, l'auteur se penche sur l'iconographie du romancier et y découvre quelques surprises, du même genre que celles auxquelles nous avons été confrontés à propos de Rimbaud ("l'image fondatrice de l'iconographie du romancier est 'à l'envers', présentant Balzac gaucher"...).


 Balzac inversé

samedi 14 mai 2011

LES AUTHENTIFICATIONS DE M. BIENVENU


Dernier épisode de notre saga consacrée aux approximations approximatives de M. Jacques Bienvenu concernant l'iconographie d'Arthur Rimbaud (l'ensemble, complété, sera publié en dossier). 


UNE PHOTO AUTHENTIQUE DE RIMBAUD A ADEN


« Que faisait Rimbaud dans une partie de chasse ? Ce n’est pas le profil qu’on connaît de lui » [1]



Le 29 janvier 2009, sous le pseudonyme « Nerval », M. Bienvenu ouvrait sur le forum Rimbaud un débat sur « Le faux portrait de Rimbaud à Aden ». Il ne s’agissait pas de la photo que nous avons retrouvée, mais du cliché découvert en 2002, authentifié par M. Jean-Jacques Lefrère, publié par M. Claude Jeancolas et finalement acquis par le Musée Arthur-Rimbaud. M. Bienvenu affirmait :

«  Il n’y a aucun doute possible : il ne s’agit pas de Rimbaud » [2]

MM. Delas, Leroy, Lefrère, Jeancolas, Tourneux, les experts de Sotheby’s et ceux des Musées nationaux étaient donc dans l’erreur. « Nerval » présentait un argument définitif, quasi-géométrique, pour réfuter leur identification :

Il existe un élément essentiel qui interdit l’attribution de cette photographie à Rimbaud [sic]. Nous connaissons une caractéristique précise du visage de Rimbaud : il est ovale […]. Or le portrait de Rimbaud à Aden est en forme de trapèze [sic] et cela est parfaitement visible.




M. Bienvenu devait à l’époque rôder ses arguments, il n’a plus été question de ce trapèze par la suite, et l’ovale s’est durci, puisque le chercheur prend désormais pour référence le portrait figurant dans l’ouvrage de Delahaye, où le visage de Rimbaud apparaît plutôt… triangulaire.

Ce débat était pourtant très intéressant : il apparaît a posteriori comme une sorte de répétition générale de la discussion fleuve menée sur le même site en 2010 à propos de la photo de l’Hôtel de l’Univers : mêmes protagonistes, mêmes arguments, mêmes démarches et attitudes… Ces pages semblaient avoir mystérieusement disparu de ce forum au printemps 2010 ; elles seraient toujours en ligne mais désormais seulement accessibles à "un public spécialisé" agréé par la responsable et propriétaire du site (nous en avons connaissance par un membre du forum qui nous a communiqué le tirage papier qu’il avait réalisé). 

Le point de vue de Monsieur Bienvenu a radicalement changé depuis avril 2010 et la découverte de l’autre photo de Rimbaud à Aden. Il estime désormais que la présence de Rimbaud sur la photo de Scheick-Othman est fort probable. En effet, le personnage a de grosses mains, comme Rimbaud (ce que M. Bienvenu n’avait pas dû remarquer auparavant), et le cliché a été pris lors d’une partie de chasse :

Je réponds d’abord sur un avis que vous me prêtez concernant la photographie de la partie de chasse à Sheik Othman. Je suis loin d’avoir la position aussi tranchée que vous me prêtez concernant la présence de Rimbaud sur ce document. Contrairement à la nouvelle photographie proposée je trouve que la démarche d’identification est crédible [sic !] parce qu’elle repose sur la ressemblance assez nette avec le portrait authentique de 1883 de Rimbaud dans un jardin de bananes. J’ajouterai d’ailleurs deux éléments, qui n’ont pas été soulignés à ma connaissance, et qui vont dans le sens de l’attribution. A l’inverse du nouveau portrait qu’on nous propose, le personnage supposé être Rimbaud montre ses mains. Or, on retrouve sur cette photographie les grosses mains caractéristiques de Rimbaud. J’ajoute que l’on possède un témoignage écrit de la présence de Rimbaud à une partie de chasse parue dans une revue de Marseille et dont la référence m’échappe en ce moment. Il y a donc de fortes présomptions pour voir Rimbaud sur cette photo.  [4]

Le témoignage auquel fait allusion M. Bienvenu est celui de Guiguony (ou Guiguiony), recueilli par Pierre Ripert, publié dans la Revue municipale marseillaise de juillet-septembre 1952 et reproduit dans la biographie de référence de Rimbaud :

À une partie de grande chasse organisée par le groupe des Européens, et à laquelle il [Rimbaud] accepta volontiers de se joindre, M. Guiguiony put constater le caractère indépendant de Rimbaud ; le soir au rassemblement on ne le trouva plus… ! Il était rentré tout seul sans avertir personne. [5]

Pas de chance : le témoignage parle d’une partie de chasse en Abyssinie, tandis que la photo dont il est question ici a été prise près d’Aden, actuel Yemen, de l’autre côté de la Mer rouge ! On comprend que personne n’ait soulevé cet argument avant M. Bienvenu… Oserons-nous d’ailleurs remarquer que le fait que Rimbaud participe à des parties de chasse, à Aden ou en Abyssinie, comme tous les Européens de l’époque dans ces régions, ne constitue pas en soi une indication de la présence de Rimbaud sur telle ou telle photo d’Européens à la chasse…?

Bref, les « fortes présomptions » de M. Bienvenu reposent en l’occurrence, comme ses forts soupçons, sur de fortes bêtises.

A moins… à moins que M. Bienvenu ne songe en fait à une autre photo : celle de Rimbaud à la chasse à l’éléphant, en Abyssinie, que Mme Briet avait présenté à l’exposition de la BN, en 1954, en même temps qu’une soi-disant gouache de Fantin-Latour… Ce document extraordinaire a depuis été un peu oublié par les biographes et ne figure plus au catalogue de la BnF. Or on y voit un personnage aux mains remarquablement grandes lors une partie de chasse de connaissances de Rimbaud en Abyssinie. Cette chasse s’est déroulée en 1886, alors que Rimbaud était dans la région, et on sait que dès 1882 Rimbaud s’occupait de la formation d’une « troupe de chasseurs d’éléphants »... Le document lui-même a disparu, mais nous sommes heureux de pouvoir le présenter à nouveau, d’après une gravure de l’époque :



Gravure d’après la photo montrant soi-disant  « Rimbaud à la chasse à l’éléphant », 
présentée à la BN en 1954 [6]


On imagine mal Rimbaud, en costume colonial, posant fièrement devant un éléphant tué par Ilg et Hénon, mais nous faisons confiance à l’expert pour nous l’expliquer, et nous révéler pourquoi ce document a été occulté depuis 1954 !

Pas de chance : à ce moment Rimbaud se trouvait à des centaines de kilomètres de Ilg et Hénon. Lorsqu’il les retrouvera, quelques mois plus tard, Hénon ne sera pas son partenaire de chasse, mais plutôt son ennemi juré… [7] M. Bienvenu ne manquant pas de ressources, la prochaine fois sera peut-être la bonne…


ET DEUX AUTRES PORTRAITS AUTHENTIQUES...


En effet, M. Bienvenu ne se contente pas de réfuter, il a parfois des assertions positives. Il écrivait dans le Magazine littéraire, à propos du portrait de Rimbaud inspiré du Coin de table de Fantin–Latour :

« Ce dernier portrait appartient aux images mythiques certes, mais il a l’avantage [par rapport à la photo de l’Hôtel de l’Univers] d’être authentique ».

Il se trouve que nous avons eu la chance de pouvoir consulter l’original de ce dessin conservé par la Pierpont Morgan Library à New-York. Nous publierons prochainement un dossier sur ce portrait, confirmant qu’il ne peut s’agir d’une œuvre authentique de Fantin-Latour. Pas de chance…

M. Bienvenu a débusqué la piste d’une autre photographie, « authentique », de Rimbaud à Aden. Il s’agit d’une photo de Rimbaud que détenait Gabriel Ferrand, un autre employé de la maison Bardey.




Que disait Claudel, précisément ?

Cher ami J’ai reçu l’autre jour la visite de mon collègue, M. Gabriel Ferrand, Attaché Commercial en Allemagne, qui en 1882 a beaucoup connu Rimbaud à Aden et à Zeilah ! […] Il possède une lettre inédite de R[imbaud] (sans intérêt, assure-t-il) et un portrait qu’il croit inédit. [8]

Claudel ne parle donc pas d’une photographie mais d’un « portrait » (qui pourrait aussi bien être un dessin). Avant de le déclarer « authentique », il serait bon de s’assurer qu’il existe… Or personne ne semble avoir jamais vu ce portrait ni cette lettre, et Ferrand n’a pas publié l’article qu’il devait consacrer à ses souvenirs sur Rimbaud. D’ailleurs, il faut raison garder : Ferrand aurait séjourné un an dans la région, à l’âge de 18 ans ; il n’avait pas de relation amicale avec Rimbaud, qu’il voyait comme une sorte de pauvre type ; les négociants Européens ne passaient pas leur temps à s’offrir des photos souvenirs [9]. On se demande bien pour quelle raison et par quel miracle Ferrand aurait possédé une photo de Rimbaud ! Rien n’est impossible bien sûr, mais c’est à tout le moins improbable. On se demande aussi comment un document aussi précieux aurait pu ainsi se volatiliser depuis 1912 : jamais exposé, jamais passé en vente, jamais vu par personne (Ferrand se serait-il fait inhumer avec le portrait de Rimbaud sur le cœur ?).

M. Bienvenu extrapole. Il extravague même un peu : la photographie présumée de la compagne de Rimbaud ne date pas de 1882 comme il croit le savoir, mais figure dans un album constitué en 1882, ce qui n’est pas la même chose : elle peut très bien être antérieure. Ferrand n’a pas quitté la région « au plus tard en 1883 », comme l’indiquerait « son livre très difficile d’accès », puisque sa présence est attestée au moins en février 1883 et qu’il a publié un article sur la mort de Sacconi, tué en août 1883 [10]. Si Ferrand est resté, comme il le dit, un an dans la région, il a dû arriver assez tard dans l’année 1882, et n’a pas forcément côtoyé Rimbaud très longtemps, celui-ci ayant quitté Aden pour Harrar fin mars 1883. On sait aussi que Ferrand était basé à Zeilah, alors que Rimbaud se trouvait à Aden. Ils se sont sûrement vus, certes, mais se sont-ils vraiment connus ? Ferrand en aurait-il un peu rajouté, trente ans plus tard, au point que Berrichon en venait à l’imaginer « ami très cher de Rimbaud » (sic), au même titre que Delahaye ?

Cela fait beaucoup d’approximations approximatives, dans un texte de 17 lignes… Quelque chose nous dit que cette photo n’existe pas, et que M. Bienvenu n’est pas plus avisé quand il se mêle d’authenticité que quand il entend dénoncer des faux…


LE VRAI ET LE VRAI-FAUX VISAGE DE RIMBAUD


Heureusement, M. Bienvenu a annoncé, le 25 février 2011, de prochaines révélations, qui devraient clarifier le débat :

« Je pense être en mesure de révéler la vraie image de Rimbaud. »

Document inédit ? Information nouvelle décisive ? [11] Depuis, le monde attend, haletant. Essoufflé même, car le suspense se prolonge, et la révélation tarde… [12]

http://rimbaudivre.blogspot.com/2011/02/les-retouches-de-berrichon-par-jacques.html


En attendant, M. Bienvenu a annoncé le 4 avril dernier, suite à la publication de la première partie de notre dossier sur ses bévues, qu’il « possède » « la photo retouchée par Berrichon » de l’autoportrait aux pieds nus. Voilà une nouvelle révélation intéressante : M. Bienvenu a toujours basé sa théorie des « retouches de Berrichon » sur l’autoportrait publié dans l’édition de La Banderole.


http://rimbaudivre.blogspot.com/2011/02/les-retouches-de-berrichon-par-jacques.html


Il nous avait caché, par pudeur sans doute, qu’il détenait LA version retouchée par Berrichon, qui ne serait « pas très exactement la même » que celle à laquelle il s’est toujours référé jusqu’ici. Qu’il s’agisse d’un tirage original ou d’une reproduction, ce document inconnu est « capital ». Il est d’autant plus important que l’authenticité de cet autoportrait est mise en doute par M. Ducoffre, sur la même page du blog de M. Bienvenu. Où est « la preuve des retouches de Berrichon » ? Qu’attend M. Bienvenu pour la publier ? En l’absence de ce document, certains de ses lecteurs vont finir par croire que M. Bienvenu ne donne pas seulement des sources erronées à l’appui d’assertions fantaisistes, mais qu’il est aussi capable d’inventer de toutes pièces une fausse preuve pour donner un semblant de crédibilité à ses théories.  

_____________________


Voilà donc le genre d’arguments, de documents et de faits sur lesquels repose la « polémique » sur la photo de Rimbaud. En y regardant d’un peu plus près, les vérités de M. Bienvenu, propagées sur Internet, relayées sur Wikipédia et reprises par certains médias, sont, pour le moins, à relativiser : des recherches en apparence poussées qui aboutissent à un tissu d’informations inexactes, de documents erronés et de fausses références, tordus dans un sens absurde, pour aboutir à une conclusion fixée d’avance et une fois pour toutes : la photo de l’Hôtel de l’Univers ne montre pas, ne peut pas, ne doit pas montrer Rimbaud. L’ambitieux justicier se fait parfois Don Quichotte, triste Quichotte en proie à l’esprit de sérieux…

Nous avons déjà pointé des failles de l’argumentation de M. Bienvenu contre la photo d’Aden - identifiant Bardey pour le remplacer ensuite par Dutrieux, récusant un portrait incontestable de Dutrieux, utilisant une photo de Révoil grossièrement retouchée, etc. - [13]. Dans n’importe quel autre domaine, un « chercheur » et « expert » n’ayant jamais fait paraître un seul livre dans sa spécialité (M. Bienvenu annonce depuis des années un « Dictionnaire-Rimbaud-en-préparation »), et qui publierait une telle succession d’inepties, finirait par être déconsidéré. Mais il semble que le nom de Rimbaud autorise bien des errances… A moins que cela ne corresponde à l’esprit du temps : il est plus rentable de semer le doute, vite fait, en passant, quitte à changer de vérité comme de chemise, que de construire. Et plus c’est gros, plus on se prétend à contre-courant de vérités établies, mieux on a des chances de séduire : le système médiatique, généralisé avec Internet à tous les champs du savoir, n’a que faire de la vérité ; seule l’agitation l’intéresse.[14]   



Alban Caussé et Jacques Desse





© Libraires associés, avril 2011
Reproduction du texte et des documents interdite sans notre accord préalable




[1] David Ducoffre, forum Rimbaud, 19 février 2009 (« Le faux portrait de Rimbaud à Aden », p. 3).

[2] J. Bienvenu, « Le faux portrait de Rimbaud à Aden », p. 1.

[5] Cité par Lefrère, Rimbaud, p. 521, n. 1808

[6] Le Tour du monde, 1889 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k845886/f40). C’est dans ce fameux article par Audon que Steve Murphy a découvert la source de faux dessins de Rimbaud commis par Isabelle. 

[7] Cf. Borelli : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k104072f/f152
 
[8] Lettre à Berrichon, 1er octobre 1912. 

[9] On ne trouve pas un seul portrait d’Européen dans l’album Bardey et le fonds Tian, juste deux ou trois photos de groupe, sans légende. En revanche on y rencontre beaucoup de portraits de « types indigènes » d’Aden. C’est parmi ces photos touristiques que se trouve la photo supposée de Mariam, dont on connaît des exemplaires dans les fonds Bardey, Tian, Révoil et O. Rosa. En plus d’être la petite copine de Rimbaud, Mariam devait donc poser pour les photographes locaux.

[10] Par exemple, un témoignage : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1056237/f557 . Nous n’avons pas réétudié les sources sur les dates de présence de Ferrand.

[11] M. Bienvenu serait-il par exemple sur la piste du portrait de Rimbaud par Verlaine que possédait Jean-Claude Brialy ? Celui-ci a révélé l’existence de cet improbable document quelques années avant sa mort : « Connaissant mon amour pour Verlaine, mes amis Paola et Charles de Rohan-Chabot me firent un jour un cadeau exceptionnel, unique, puisqu’ils m’offrirent la seule aquarelle de Verlaine représentant Rimbaud. Sur ce petit tableau, Rimbaud, en bonnet de nuit, est agenouillé sur un prie-Dieu. Une moquerie tendre de Verlaine qui m’alla doit au cœur. » (J.-Cl. Brialy, Le Ruisseau des singes. Autobiographie, Robert Laffont, 2000).

[12] M. Bienvenu a publié la première partie de son importante étude sur les photos de Carjat, le 18 avril 2011 : c’est un simple résumé – polémique – des deux principales hypothèses sur la datation de ces clichés.(http://rimbaudivre.blogspot.com/2011/04/les-photographies-de-rimbaud-par-carjat.html)

[14] Bien sûr nous avons nous aussi utilisé le système médiatique, mais nous avons la prétention d’avoir également fourni un travail de fond, qu’il s’agisse d’informations biographiques (comme les procurations découvertes dans les archives du ministère des Affaires étrangères) ou de pistes de recherche sur l’iconographie de Rimbaud (« Rimbaud retouché »).

lundi 25 avril 2011

UN COIN DE TABLE A ADEN, UN AN APRES



Il y a un an, le 15 avril 2010, nous révélions une photographie inconnue prise à Aden, actuel Yemen, sur laquelle apparaît Arthur Rimbaud*. C’était la neuvième photographie connue de Rimbaud, et la seule où l’on distingue son visage à l’âge adulte. Cette annonce a eu un retentissement étonnant, en France et à travers le monde. Un an après, cette image, devenue le second cliché le plus connu de Rimbaud, est toujours commentée, et même attaquée.

Dès sa publication, on a vu surgir des réactions négatives, aussi minoritaires que virulentes : des polémistes tel Yann Moix proclamant que ce ne pouvait être Rimbaud, car il n’a pas sur ce cliché « une tête de poète », des internautes nous accusant d’avoir forgé un faux et nous insultant, etc. Un certain « Raphaël Zacharie de Izarra » proclamait bientôt « je suis l’auteur de cette mystification », et plus de deux cents sites reproduisaient sur Internet les révélations de ce farfelu. Ce n’était que la première fausse information délibérément diffusée à propos de cette photographie, qui allait être suivie de bien d’autres, parfois lancées par des personnes que l’on aurait pu croire respectables (tels MM. David Ducoffre et Claude Jeancolas). 

Cette « affaire » a rapidement attiré l’attention de M. Jacques Bienvenu, professeur de mathématiques et habitué des polémiques littéraires, qui s’est mêlé depuis une vingtaine d’années d’innombrables réfutations de soi-disant faux ou découvertes de supposées vérités inédites. Il avait entre autres entrepris de réfuter la précédente photographie de Rimbaud à Aden, jusqu’au jour où il a changé d’avis et préféré se consacrer à celle de l’Hôtel de l’Univers. Nous avons décidé de réétudier systématiquement les assertions de M. Bienvenu sur l’iconographie de Rimbaud : il s’avère qu’il se réfère sans cesse à des données biaisées,  donne des sources fausses, etc.** Or c’est ce M. Bienvenu qui a alimenté par ses innombrables communications, relayées sur Internet, la « polémique » sur la photo. Ces coups de boutoir répétés, mêlant doutes, pseudo-recherche et désinformation, ont fini par créer une rumeur, parfois reprise par de grands médias. C’était sans doute l’objectif de ceux qui entendaient « chasser Rimbaud » de la photo de l’Hôtel de l’Univers – pour des motifs assez obscurs -, sachant très bien qu’ils n’avaient aucune chance de réfuter notre identification, et pour cause.

Un an après, cette photographie est devenue le plus documenté des clichés représentant Rimbaud, sur lequel une somme impressionnante d’informations ont pu être récoltées. Petit à petit, des descendants et des chercheurs ont identifié les cinq autres personnages, confirmant qu’il s’agissait de Français, qui ont côtoyé Rimbaud à ce moment (certains se sont d’ailleurs vu attribuer plusieurs identités possibles, un seul n’a fait l’objet d’aucune identification ou hypothèse nouvelles : Rimbaud lui-même…).  L’ authenticité de la photographie n’est plus remise en cause par personne, tout le monde reconnaît qu’elle a bien été prise sur le perron de l’hôtel de l’Univers à l’époque de Rimbaud, et, à notre sens, la présence de Rimbaud ne fait pas l’ombre d’un doute. Il n’y a certes pas de preuve absolue, irréfutable – à supposer que cela puisse exister -, pas plus qu’il n’y a de véritable indice du contraire, mais le faisceau de probabilités est si resserré qu’il est quasiment impossible que ce ne soit pas Rimbaud.

Tout document, toute information, soumise au crible de la remise en cause systématique, de la désinformation et de la théorie du soupçon peut devenir douteux, mais ici Rimbaud s’accroche à son fauteuil : s’il est sur la photo, les pièces du puzzle s’emboîtent avec cohérence, expliquant les éléments positifs, mais aussi jusqu’à l’absence de tel ou tel personnage sur la photo. A l’inverse, si l’on suit la thèse de M. Bienvenu, la photo n’est plus qu’un champ de ruines, présentant de nombreuses zones d’ombres et invraisemblances, et ne débouchant sur aucune nouvelle découverte – ce qui est en soi un fort indice de son inanité -***. Nous faisons le pari que l’Histoire, en l’occurrence, aura une morale, en attendant que des chercheurs tirent la morale de l’histoire…

* Article de la revue Histoires littéraires, en ligne ici.  Nous avons raconté les circonstances de cette découverte sur le site Ricochet.  Sur le contexte et les autres personnages, voir notre dossier publié par La Revue des Deux mondes, en ligne ici

** Le dossier complet fera prochainement l’objet d’une publication.

*** A contrario, un seul exemple : lorsque a été lancée l’hypothèse de la présence de Georges Révoil sur la photographie, nous nous sommes penchés sur les archives de cet explorateur. Il s’est avéré qu’il était présent à Aden au moment où Rimbaud y arrivait, qu’il y avait à ce moment connu Lucereau (qui figure également sur le cliché), qu’il avait testé précisément en ce lieu et à ce moment la nouvelle technique avec laquelle a été réalisé le cliché, etc. Toutes ces informations, étayées par des preuves matérielles, étaient inconnues auparavant, mais concordaient totalement avec ce que l’on savait déjà sur la photographie. Sont alors apparus des liens multiples entre Révoil et Rimbaud (présence de la photo de la compagne présumée de Rimbaud dans les archives Révoil, etc.), et même des éléments nouveaux (que nous publierons ultérieurement) concernant l’autre photographie de Rimbaud à Aden (Scheick-Othman).

M. BIENVENU ET LES "RETOUCHES DE BERRICHON"

Troisième épisode de notre saga consacrée aux approximations approximatives de  M. Jacques Bienvenu sur l'iconographie d'Arthur Rimbaud. 


Ayant « établi » la véritable version de la photographie de Rimbaud jeune, M. Bienvenu la compare avec celle publiée par Paterne Berrichon en 1912.

 Version Berrichon selon M. Bienvenu


La reproduction qu’il donne de ce document clef est très mauvaise (à croire que c’est une manie chez lui…). Elle est créditée à la BnF dans son article du Magazine littéraire. Nous l’avons photographiée dans l’exemplaire de la BnF :



La photo de Rimbaud jeune dans l’ouvrage de Berrichon


Pas de chance : dans la reproduction donnée par M. Bienvenu l’image est altérée. Soit il ne s’agit pas en réalité de l’image publiée par Berrichon, soit l’accentuation des ombres fait apparaître le visage plus mouvementé et plus fin qu’en réalité.

 

M. Bienvenu nous embarque dans les aléas de sa « documentation » et les tortueuses circonvolutions de sa pensée pour affirmer que cette photo aurait été truquée par Paterne Berrichon. Il serait peut-être plus simple de commencer par le commencement. On connait un tirage d’époque, sur un carton de Carjat, que personne, pas même M. Bienvenu, ne met en doute. Il suffit donc de comparer ce tirage et la reproduction donnée par Berrichon, y compris dans la version diffusée par M. Bienvenu :



Tirage Carjat (ancienne coll. Guérin)  [1] / Version diffusée par M. Bienvenu

 Tirage Carjat (ancienne coll. Guérin) / Version publiée par Berrichon (1912)

  
Le tirage d’époque est très – trop - clair, « la version Berrichon » plus contrastée et médiocrement imprimée. Rimbaud n’a pas l’air spécialement plus juvénile ni plus joufflu, simplement les ombres sont plus accentuées ; rien ne suggère, à première vue, que la version Berrichon ait été trafiquée.


M. Bienvenu n’a d’ailleurs jamais explicité quel intérêt aurait eu Berrichon à présenter un Rimbaud plus juvénile qu’en réalité. La réponse est : aucun (à moins d’imaginer quelque hypothèse tordue inspirée par la théorie du complot). Tout à sa passion de révéler de soi-disant trucages, M. Bienvenu en oublie le bon sens : pourquoi Berrichon voudrait-il rajeunir Rimbaud sur cette photo, alors que ce même Berrichon soutenait que les deux portraits par Carjat ont été pris le même jour ?!?

En bon pourfendeur de l’imposture qu’il se croit, M. Bienvenu doit trouver un tort à redresser. En l’occurrence, ces fameuses retouches. Or rien ne prouve ni même ne suggère que Berrichon ait voulu truquer ce portrait ou une autre photographie : il est faux, voire mensonger, de lancer de telles accusations, fussent-elles dirigées contre quelqu’un qui ne s’est pas gêné pour arranger Rimbaud à sa sauce.

M. Bienvenu, d’après ce qu’annonce son ami M. Ducoffre, va jusqu’à subodorer que Berrichon aurait truqué la photographie de la première communion, aujourd’hui conservée par la BnF. Il aurait fait retoucher ce tirage albuminé du XIXe siècle pour le modifier et le rapprocher de l’un de ses dessins :

« Jacques Bienvenu présente également dans le Magazine littéraire un dessin méconnu de Paterne Berrichon. Ce dessin s'inspire de l'état de la photo proposé par Delahaye, mais Berrichon lui a déjà imposé de grosses joues […].  Il est clair que ce dessin a préparé le champ de retouches de la photo que nous ne connaissons que par des retirages finalement. Dans le même ordre d'idées, le dessin de la tête de communiant d'Arthur s'inspirerait d'un état inconnu de la photo des deux frères en communiants pour préparer la parfaite figure de la photo des communiants telle que nous la connaissons aujourd'hui. Selon Jacques Bienvenu, il est probable que la plus célèbre photo ait été également retouchée, mais cette fois il nous manque la preuve comme celle fournie par Delahaye […]. » [2]

Le dessin de Berrichon ci-dessous serait donc une sorte d’étude ou de modèle aboutissant à la photo que nous connaissons. Inutile de s’appesantir sur l’absurdité de cette thèse, remarquons simplement que le tirage photographique est d’une trentaine d’années antérieur au dessin… [3]
      

Portrait d’après la photo de première communion (reproduction publiée en 1897, d’après une gravure) / Détail de la photo de la première communion (BnF)


M. Bienvenu dénonce les « retouches de Berrichon » depuis près d’un an mais n’a jamais produit le moindre commencement de preuve. Nous le ferons donc pour lui. Il semble que sur la version Berrichon le bas de la mâchoire, le pli du cou et le dessus du menton aient été soulignés. Il s’agit à notre avis de rapides coups de pinceau, destinés à accentuer les ombres :
  

Voici donc l’indice des retouches apportées à ce cliché : les ombres semblent avoir été rehaussées en plusieurs endroits ! La belle affaire… C’était le seul moyen de pouvoir restituer les volumes, à partir d’une épreuve originale trop claire. Jusqu’à une époque récente la plupart des photographies publiées subissaient de tels traitements, aujourd’hui remplacés par des interventions informatiques. Par exemple, dans l’image ci-dessous, le contour de la veste est souligné pour pouvoir « sortir » une fois l’image imprimée.


Albert Camus en 1957
Epreuve retouchée pour publication (détail)


De telles retouches sont grossières, c’est un travail d’imprimeur, pas un trucage de laboratoire photographique [4]. Evidemment, elles altèrent le cliché, mais personne n’a jamais dit, jusqu’à l’étrange intervention de M. Bienvenu, qu’il fallait se fier à une version imprimée en 1912 ! Les prétendues retouches photographiques de Berrichon ne sont qu’une supposition totalement gratuite, jusqu’à plus ample informé. D’ailleurs on remarque que le dessous du nez est aussi beaucoup plus ombré que dans d’autres versions : si c’est Berrichon qui a fait peinturlurer l’image pour la modifier, c’est aussi lui qui a introduit cette altération. Pour quelle raison ? Si l’on suit la logique de M. Bienvenu, devra-t-on en déduire qu’il y a un complot pour cacher la cloison nasale de Rimbaud ?

Le cliché figurant dans l’ouvrage de Berrichon doit être pris pour ce qu’il est : une reproduction ancienne d’une photo du XIXe siècle. En revanche les versions publiées dans l’ouvrage de Delahaye sont manifestement à considérer avec prudence, tant elles sont altérées.


En comparant le bas du visage de la version « authentique » de Delahaye avec les autres versions connues, on voit que quelque chose ne « colle pas », comme si les joues, le menton et le nez avaient été travaillés pour les affiner. En revanche, les fameux méplats entre la lèvre inférieure et le menton, soit disant introduits par Berrichon, sont déjà présents, très accentués, dans la photo Delahaye, particulièrement dans la version publiée du vivant de celui-ci (l’édition de 1947 est posthume). Delahaye parlait d’ailleurs de la photo « publiée par Berrichon et par moi », et le bas du visage est effet plus similaire dans sa version à celle de Berrichon qu’aux tirages connus, tous très clairs… On comprend que M. Bienvenu ne reproduise pas cette image dont il proclame faire si grand cas : elle réfute à elle seule toute ses assertions sur la physionomie et l’iconographie de Rimbaud. Mais pas seulement.

C’est en effet à partir de cette sorte de délire interprétatif que M. Bienvenu entend prouver l’absence de ressemblance entre le Rimbaud de Carjat et le portrait d’Aden :

« La comparaison des photos entre le portrait de Rimbaud par Carjat révélé en 1906 par Delahaye (l’ami de Rimbaud qui précisait que ce portrait était d’une ressemblance absolue) et celui du portrait du « Coin de table à Aden » suggère que les personnages sont différents. Rien ne semble plus permettre d’identifier avec certitude Rimbaud sur la nouvelle photographie présentée le 15 avril au monde entier. » [5]

Pour parvenir à de tels soupçons, M. Bienvenu se fie à deux ouvrages qui sont parmi les deux plus mauvaises sources possibles sur l’iconographie de Rimbaud, fourmillant d’erreurs, présentant des faux, des images trafiquées, etc. [6] Il semble en effet irrésistiblement attiré, tel la luciole, par les sources de lumière fallacieuses (au point d’avoir reproduit, parmi plus de 80 documents figurant dans l’ouvrage de Lefrère, l’image qu’il ne fallait pas, celle qui est retouchée…).

On se demande même si ce chercheur ne privilégie pas « par système » les documents peu fiables ou de mauvaise qualité. On dirait qu’il ne lui vient jamais à l’esprit que si tel ou tel document n’est plus reproduit dans la littérature rimbaldienne, c’est peut-être tout simplement parce qu’il est de trop mauvaise qualité, ou que le consensus s’est fait sur son manque de fiabilité. Pourquoi par exemple vouloir à tout prix se référer à de médiocres reproductions données en 1906, 1912, 1946 et 1947, alors que l’on dispose désormais d’une photographie de bonne qualité, en couleurs, d’un tirage d’époque ?!? M. Bienvenu s’en est « expliqué » :

« Nous connaissons une autre photographie de Carjat, et d’excellente qualité [le tirage d’époque de l’ancienne collection Guérin], mais cela ne peut être celle que Delahaye a utilisée puisqu’il précisait que la sienne était ‘nécessairement très altérée’. C’est la raison pour laquelle nous choisissons de montrer la photo de 1906, qui est notre référence (extraite de la réédition de 1947). » [7]

Il existe un cliché de bonne qualité, mais c’est la réédition de la mauvaise reproduction d’un tirage très altéré qui faut montrer et prendre pour référence. Voilà une logique peu commune…!


Emporté par son élan, M. Bienvenu en vient parfois à se prendre les pieds dans le tapis. Si l’autoportrait de La Banderole a été retouché sur commande de Berrichon, les deux autres photos publiées dans cette édition doivent avoir subi le même sort. Effectivement, elles sont fortement retravaillées. Sur la photographie de la première communion, le frère de Rimbaud a été effacé [8]

Quant à la plus célèbre photographie de Carjat, qui est publiée pour la première fois dans cette édition, c’est un vrai massacre :
  


Les retouches sautent aux yeux, par exemple l’oreille gauche grossièrement redessinée. Cela paraît conforter la thèse de MM. Ruchon et Bienvenu, même si rien ne prouve ni n’indique que ces retouches aient été commanditées par Berrichon, qui a juste donné une préface à cette édition de luxe [9]. Il convient donc de se fier, plutôt qu’à cette version truquée, à la version publiée par Ruchon, le premier dénonciateur de ces altérations.

Pas de chance : c’est la même !
  


Rimbaud par Carjat (1871) d’après Ruchon (Documents iconographiques, pl. VI)


Ruchon reproduit la version publiée dans La Banderole ; la seule différence étant qu’elle est ici mal imprimée et un peu plus ombrée. Or Ruchon la présente implicitement comme authentique et non retouchée. Ruchon serait-il un agent double – critiquant Berrichon mais diffusant ses trucages ?!?




Parmi les documents iconographiques que M. Bienvenu met en doute se trouve également la photographie de l’institution Rossat, dans laquelle de nombreux rimbaldiens reconnaissent les frères Rimbaud, et qui est conservée au Musée Rimbaud [10]. Arthur serait ici âgé d’une dizaine d’années. Il existe de fortes présomptions en faveur de cette identification même si elle n’est pas certaine. Il semble que MM. Bienvenu et Ducoffre aient oublié de la comparer avec leur « référence absolue » : le modelé du bas du visage, entre la bouche et le menton, apparaît très similaire à celui de la reproduction Delahaye. Il suffirait d’ailleurs de gommer le bas des joues sur la photo d’enfance pour voir apparaître un visage triangulaire, surmonté par des pommettes assez grosses.


  
La fossette au-dessus du menton, surmontée de deux renflements, apparaît aussi marquée que dans les reproductions publiées par Delahaye et Berrichon, mais aussi, curieusement dans la première reproduction de la photo de Carjat. On sait que ces détails n’apparaissent pas sur les états connus de la photo « lissée » de Carjat. Or cette image a été publiée en 1884, par Verlaine, un quart de siècle avant que Berrichon ne publie la sienne (Verlaine serait-il, lui aussi, complice de Berrichon, mais cette fois par anticipation ?).
  

Dans ses études pour le buste de Rimbaud, Berrichon a rendu ce modelé, sans l’accentuer :


  
   Berrichon – Détail du buste de Rimbaud vu de profil


Il existe un autre portrait de Rimbaud, préparatoire au buste de Charleville, qui n’est quasiment jamais reproduit. Or il est très intéressant pour le débat, puisqu’il s’agit d’un buste de Rimbaud enfant par Berrichon. M. Bienvenu l’a sous les yeux, puisqu’il figure dans l’ouvrage de Ruchon, mais il ne le reproduit pas et ne le commente pas. Certes cette œuvrette n’est pas ce que Berrichon a fait de plus subtil, mais elle témoigne de sa vision du visage de Rimbaud « rajeuni par système ».  


 Rimbaud enfant par Berrichon (d’après Ruchon, pl. XXXVIII, détail)


Pas de chance : Berrichon souligne le modelé entre la lèvre inférieure et le menton, mais il ne fait pas à Rimbaud des joues particulièrement rondes. Au contraire, le visage paraît ici amaigri par rapport à la photographie de la première communion…

Si Berrichon avait voulu truquer le visage de Rimbaud en caricaturant le modelé du bas du visage, pourquoi serait-il allé se livrer à des opérations complexes de retouche sur une photographie, d’ailleurs déjà connue et publiée, alors qu’il ne se le fait pas dans ses portraits de Rimbaud ? [11] Les accusations de M. Bienvenu sont tout simplement absurdes.

Toute reproduction est une traduction, tout medium de reproduction introduit un « bruit » dans le document original. Ainsi, par exemple, les images figurant dans ce dossier n’apparaîtront pas exactement de la même manière selon l’écran d’ordinateur sur lequel elles seront regardées. Ce bruit est d’autant plus fort que le document d’origine est difficile à reproduire, et d’autant plus important que les techniques de reproductions sont « rustiques ». Dans les années 1900, les imprimeurs commençaient à peine à reproduire directement des photographies, sans passer par la gravure, et ces reproductions étaient médiocres. La photo figurant dans l’ouvrage de Berrichon en 1912 est altérée à cause des limites techniques de l’époque, ni plus ni moins. Il faut être bien peu compétent, ou obéir à d’étranges motivations, pour croire que ces défauts sont la preuve d’un trucage, ou bien à l’inverse les prendre pour la preuve d’un état originel et véridique du cliché.

Terminons cet épisode sur une nouvelle « révélation », l’affaire – ou plutôt le gag - de « l’oreille croquée ».

L’oreille de Rimbaud était assez caractéristique : vue de face, elle présentait un lobe large, presque à angle droit et apparaissant assez plat (de profil, d’après ce que l’on en deviner, le lobe apparaissait au contraire « pincé ») [12].


Ce lobe large semble être une « marque de famille », puisqu’on le retrouve chez Isabelle, chez le neveu de Rimbaud, Léon, et jusque chez des descendants actuels. Dans les portraits où la tête est légèrement tournée, on discerne à la fois le lobe large et le pincement, mais le dessin est peu lisible : l’ourlet de l’oreille ne se distingue pas à cet endroit, ce qui donne l’impression qu’il y a une sorte d’encoche.

Cette particularité a été remarquée par MM. Bienvenu et Ducoffre, et ce dernier a proclamé que Rimbaud avait « l’oreille croquée ». Ce détail n’apparaissant pas sur la photo de l’Hôtel de l’Univers, M. Ducoffre en concluait, triomphant : « Le dossier de la dissemblance est chargé » [13].



Pas de chance. Cette caractéristique n’apparaît pas vraiment sur les photos de Rimbaud où l’on distingue son oreille [14]. Ce qui est pris pour une encoche n’est en fait qu’un effet de perspective accentué par la très mauvaise qualité des documents consultés (le bord très clair de l’oreille se confond avec les points blancs de la trame du fond).

Ce détail n’apparaît d’ailleurs pas seulement sur la version Delahaye, on le trouve aussi dans la version de Berrichon, surtout dans la mauvaise reproduction utilisée par M. Bienvenu. Dans la reproduction de meilleure qualité on discerne un peu l’ourlet, du coup l’ « encoche » n’apparaît pas vraiment.

En effet, ce que les émérites enquêteurs prennent pour un détail spécifique de « la vraie oreille de Rimbaud » n’est qu’une interprétation hâtive d’un défaut de reproduction ! Il est d’ailleurs amusant que personne n’ait signalé, pas même parmi les membres du très pointilleux forum Rimbaud, la totale invraisemblance de cette hypothèse : l’oreille de Rimbaud était entière à l’époque de sa première communion, comment serait-elle devenue « croquée » quelques années plus tard ?  

De même que les mauvaises reproductions auxquelles il se réfère, les réfutations de M. Bienvenu apportent du « bruit » – voire du vacarme -, plus que des informations. Loin de clarifier le sujet, elles ajoutent confusion sur confusion, que ce soit dans leurs prémisses, leurs articulations ou leurs conclusions. Nous verrons dans un prochain épisode qu’il en va de même dans ses authentifications.


Alban Caussé et Jacques Desse


© Libraires associés, avril 2011
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[1] Reproduit dans Lefrère, Face à Rimbaud, p. 29.

[2] David Ducoffre, «  La photo présumée de Rimbaud en Afrique », Mag4net/Rimbaud
http://www.mag4.net/Rimbaud/forum/viewtopic.php?t=2002  (l’accès aux discussions relatives à la photo de l’Hôtel de l’Univers sur le forum Rimbaud est depuis quelque temps intégralement « verrouillé » ; elles ne sont consultables que par les membres agréés par la propriétaire du site). 

[3] Par acquis de conscience, nous avons vérifié auprès de la BnF que le tirage qu’elle conserve est bien d’époque, et reçu la réponse suivante : « Cette photographie présente tous les caractères d'une photographie originale des années 1860 : papier albuminé avec retouches manuelles, format, définition. Rien ne permet donc de la considérer comme un possible retirage (ou plutôt un contretype, car un retirage supposerait que le négatif original ait été conservé plus de 30 ans, ce qui est très improbable). »

[4] Berrichon a fait effectuer des retirages de ses photographies par un laboratoire « de pointe », celui de Lippmann, futur Prix Nobel. Un tel laboratoire était en mesure de produire des images « léchées » et n’aurait certainement pas laissé sur un cliché retouché les petits défauts que l’on y remarque, comme la tache claire dans la chevelure.

[5] J. Bienvenu,  « Le nouveau portrait de Rimbaud à Aden remis en cause »

[6] François Ruchon, Rimbaud, documents iconographiques, 1946, et Suzanne Briet, exposition du centenaire de Rimbaud, Bibliothèque nationale, 1954.

[7] Magazine littéraire, juin 2010, p. 14.

[8] Petit problème : le visage de Rimbaud apparaît ici aminci, les ombres étant accentuées, par rapport à la véritable photo. Si Berrichon tenait à tout prix à faire des grosses joues à Rimbaud, pourquoi le présenter dans cette publication avec un visage affiné ?!?

[9] Petit problème, bis : si Berrichon a fait retoucher cette photo, pourquoi a-t-il affiné le visage et gommé les méplats, alors qu’il est censé avoir fait exactement l’inverse avec l’autre photo attribuée à Carjat ???

[10] David Ducoffre, « Rimbaud invisible sur deux photos », publié par M. Bienvenu sur son blog : « Le temps est donc venu de conclure en ce qui concerne les certitudes sur la présence ou non de Rimbaud sur la photographie de groupe à l’institut Rossat et sur celle de la terrasse de l’Hôtel de l’Univers. Qu’il nous suffise de renvoyer ces deux icônes au chapitre 6 de Face à Rimbaud ‘Où le lecteur trouvera des « portraits de Rimbaud » à l’authenticité certaine, ou douteuse, ou fantaisiste, ou nulle, selon le point de vue de l’amateur, du détenteur du document ou de l’exégète du poète’. Ne serait-ce pas le seul classement indiscutable pour ces deux documents ? » (http://rimbaudivre.blogspot.com/2010/11/rimbaud-invisible-sur-deux-photos-par.html )

[11] Berrichon a effectivement rajeuni Rimbaud dans l’un de ses dessins : il ne s’en cache pas et explique pourquoi dans une lettre à Isabelle : « Ce dessin d’essai que vous trouvez rajeuni, ne l’est, rajeuni, que par système ; il ne devait être qu’une impression documentaire pour le sculpteur de la figure synthétique. » (2 janvier 1897).

[12] Berrichon rend compte de ces particularités dans ses portraits de Rimbaud, alors qu’on ne connaît aucun document fiable présentant Rimbaud de profil. Or Berrichon n’invente rien : il exagère certains détails, enjolive parfois l’ensemble, mais les plus infimes particularités sont rendues d’après une étude très attentive des sources, avec un soin maniaque.

[13] « On connaît grâce à Delahaye un état original d'une de ces photos avec la vraie oreille de Rimbaud. Avant les empreintes digitales, l'oreille servait à la police pour distinguer les humains. L'oreille croquée de Rimbaud sur la photo Carjat non retouchée n'est pas celle de l'inconnu du Coin de table à Aden. Le dossier de la dissemblance est chargé»

[14] Le lobe de l’oreille gauche est quasiment invisible sur les tirages trop clairs ou surexposés, comme la photo de Carjat ou celle de l’Hôtel de l’Univers.